Glenn Gould : les classiques remixés

Trente-quatre ans après la mort de Glenn Gould, les amateurs de musique à travers le monde se sentent toujours aussi interpellés par son vaste répertoire d'enregistrements et par la vision artistique audacieuse de l'artiste. Les interprétations irrévérencieuses des œuvres du répertoire pour piano et les singularités troublantes de Gould sont devenues légendaires. Dans cette émission, nous nous entretiendrons avec Kevin Bazzana, auteur de la biographie primée Wondrous Strange: The Life and Art of Glenn Gould, qui nous parlera de la carrière musicale extraordinaire de l'artiste et des secrets surprenants qu'il a découverts sur sa vie privée au cours de ses recherches à Bibliothèque et Archives Canada.

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Date de publication : 19 janvier 2017

  • Transcription d'épisode 34

    Geneviève Morin : Bienvenue à « Découvrez Bibliothèque et Archives Canada : votre histoire, votre patrimoine documentaire ». Ici Geneviève Morin, votre animatrice. Joignez-vous à nous pour découvrir les trésors que recèlent nos collections, pour en savoir plus sur nos nombreux services et pour rencontrer les gens qui acquièrent, protègent et font connaître le patrimoine documentaire du Canada.

    Trente-quatre ans après la mort de Glenn Gould, les amateurs de musique à travers le monde se sentent toujours aussi interpellés par son vaste répertoire d'enregistrements et par la vision artistique audacieuse de l'artiste. Les interprétations irrévérencieuses des œuvres du répertoire pour piano et les singularités étonnantes de Gould sont devenues légendaires. Dans cette émission, nous nous entretiendrons avec Kevin Bazzana, auteur de la biographie primée Wondrous Strange: The Life and Art of Glenn Gould, qui nous parlera de la carrière musicale extraordinaire de l'artiste et des secrets surprenants qu'il a découverts sur sa vie privée au cours de ses recherches à Bibliothèque et Archives Canada.

    Plusieurs d'entre vous auront reconnu l'aria d'ouverture de l'enregistrement de 1955 tant apprécié de Glenn Gould, réalisé chez Colombia Records, dans lequel il interprète les Variations Goldberg, composées par Johann Sebastian Bach. Cet enregistrement de Gould a rapidement été salué par la critique à l'échelle internationale, en plus de devenir un des enregistrements de musique classique les plus vendus de l'histoire. Afin d'en connaître davantage sur l'homme derrière la légende, nous nous sommes entretenus avec Kevin Bazzana, qui se spécialise dans l'étude de la vie et la carrière de Glenn Gould, en joignant l'expert chez lui, à Brentwood Bay, en Colombie-Britannique.

    Bonjour, Monsieur Bazzana, et bienvenue au balado de Bibliothèque et Archives Canada.

    Kevin Bazzana : Bonjour, et merci de me recevoir.

    GM : Comment avez-vous commencé à vous intéresser à l'artiste Glenn Gould?

    KB : J'ai commencé à m'intéresser à lui parce que, dans le domaine de la musique, j'ai toujours apprécié particulièrement l'interprétation. Lorsqu'on apprécie les interprétations que des artistes font d'œuvres de compositeurs, on est, en quelque sorte, naturellement porté à s'intéresser aux artistes qui travaillent de la manière la plus caractéristique, la plus personnelle qui soit. Donc, j'ai toujours été attiré par certains des bons vieux chefs d'orchestre de style romantique et par les pianistes de l'époque des débuts de l'enregistrement, ceux dont les interprétations étaient faites de manière très personnelle. Peu d'artistes de l'époque moderne étaient comme cela, mais Glenn Gould, lui, l'était en tous points. Il y a réellement peu d'interprètes qui ont réalisé leurs œuvres de manière aussi personnelle, et si ce qui vous intéresse, c'est la façon de jouer des interprètes, alors vous serez attiré encore et encore par les prestations de Glenn Gould. Il n'est pas surprenant de voir son héritage se perpétuer dans l'industrie de la musique même après sa mort, étant donné qu'il est impossible de s'imaginer qu'un jour ses œuvres n'auront plus l'air étranges, singulières et particulières. Je ne pense pas que sa manière de jouer et sa manière de penser deviendront un jour la norme dans la musique classique, et c'est pour cela que je pense qu'il se démarquera toujours. Je ne serais pas étonné si jamais j'apprenais que, dans un siècle, ou même plus, il faisait encore partie des quelques artistes de notre époque dont on écoute toujours les œuvres.

    GM : C'est drôle que vous mentionniez cela parce que, lorsque je préparais l'entrevue, j'essayais de penser à des artistes de notre époque dont le style se rapprocherait le plus de celui de Gould. Je peinais à trouver qui que ce soit qui s'en rapproche même un peu.

    KB : Même aujourd'hui, il m'est difficile de penser à une personnalité de la musique comparable à lui. C'est peut-être pour cela que, bien que Gould ne soit plus des nôtres depuis longtemps, les gens continuent à écouter ses œuvres quand ils désirent s'imprégner d'une prestation artistique très personnelle. Et il est important de mentionner qu'habituellement, les musiciens classiques ne gagnent pas en popularité après leur mort. Il y a eu de très grands artistes dont la popularité n'a pas survécu à la mort, vous savez; de leur vivant, dans la mesure où ils étaient en état de travailler et de faire de la publicité, ils bénéficiaient d'un grand nombre d'admirateurs, mais à leur mort, l'intérêt suscité à leur égard a diminué. Très peu d'artistes sont comme Gould. Leonard Bernstein et Horowitz, entre autres, le sont. Cette popularité posthume n'est pas du tout la norme, et je crois que Gould est toujours aussi populaire qu'avant en raison de sa personnalité, qui demeurera à tout jamais hors du commun. Peu importe l'époque et les nouveaux interprètes qu'elle engendre, Glenn Gould demeure l'artiste dont les interprétations sont les plus étranges et les plus personnelles, donc je pense que cela explique en partie la raison pour laquelle, par exemple, ses enregistrements continuent—et continueront sans doute toujours—à être produits.

    GM : Pensez-vous que cela s'explique également par le fait que ses interprétations étaient toujours créatives?

    KB : Peut-être bien! Aussi, il ajoutait toujours une touche personnelle à ses œuvres avant de les enregistrer, cela faisait partie de sa philosophie. Gould croyait qu'il n'y avait aucun intérêt à simplement jouer des morceaux si aucune touche personnelle n'y était ajoutée, si on répétait simplement ce qui existait déjà. Cela est d'autant plus vrai de nos jours, et même qu'à son époque, tous les morceaux du répertoire traditionnel avaient déjà été enregistrés plusieurs fois. Dans des entrevues qu'il accordait, Gould était formel là-dessus et disait parfois que puisqu'il n'avait pas de touche personnelle à ajouter à certains morceaux, ceux-ci ne valaient pas la peine qu'il les enregistre. De temps en temps, il y avait quelque chose. Par exemple, il s'engageait à enregistrer toutes les sonates de Mozart ou toutes les musiques pour instrument à clavier de Bach; alors il pouvait y avoir un morceau qui l'inspirait moins. C'est peut-être à cause de cette philosophie que certaines interprétations de morceaux intéressants manquaient à son répertoire musical. Je me suis toujours demandé pourquoi il n'avait pas enregistré plus de sonates de Haydn alors qu'il voulait toutes les enregistrer…

    GM : Vraiment?

    KB : Il aimait ces sonates encore plus que celles de Mozart. Je me suis souvent demandé pourquoi il n'avait jamais enregistré la musique de Haydn plutôt que celle de Mozart, et je pense qu'il n'a pas enregistré plus de morceaux de Haydn parce qu'il n'avait pas nécessairement de touche personnelle à y ajouter alors qu'il avait toujours une touche personnelle à ajouter aux morceaux de Mozart, même s'il aimait moins ces morceaux. Il n'a pas entrepris son projet d'enregistrement des morceaux de Mozart simplement parce qu'il voulait jouer ceux-ci, mais plutôt parce qu'il voulait faire remarquer, d'une certaine façon, que l'interprétation traditionnelle des œuvres était incorrecte selon lui ou prendre position par rapport aux « clichés » liés aux prestations de Mozart. Je ne pense pas qu'il aurait été pertinent qu'il fasse cela avec les œuvres de Haydn, et c'est la raison pour laquelle, d'après moi, Gould se dévouait autant à l'interprétation des œuvres de Mozart et aussi peu aux œuvres de Haydn. Il y a d'autres morceaux qu'il aimait profondément, mais qu'il n'a jamais pu enregistrer, probablement parce qu'il devait toujours avoir une touche personnelle à ajouter aux morceaux pour qu'ils vaillent la peine qu'il les joue. Cela ne suffisait pas qu'il les aime.

    GM : Peut-on qualifier cela de « modestie artistique »? Si un artiste ne peut ajouter sa touche personnelle à un morceau, il évite de « souiller » le répertoire musical en l'interprétant. Évidemment, « souiller » est un terme érudit.

    KB : Gould était réceptif au contexte artistique dans lequel il évoluait surtout parce qu'il se considérait comme un artiste d'enregistrement studio plutôt qu'un concertiste. L'interprétation que fait un concertiste des morceaux d'un répertoire traditionnel est toujours répétitive.

    GM : Oui.

    KB : Et habituellement, les concertistes ne sortent pas des sentiers battus. Peu d'artistes se consacrent à jouer un grand nombre de morceaux très peu conventionnels tirés de répertoires, étant donné que, dans l'ensemble, ils ne peuvent pas faire carrière en musique de cette façon. Par contre, Gould pensait qu'il devait entreprendre un projet, le terminer et passer à un autre projet, sans revenir sur celui terminé, sauf dans les rares cas où il enregistrait un morceau une deuxième fois. Mais en général, il se considérait comme un artiste d'enregistrement studio plutôt qu'un concertiste. Son point de vue par rapport à l'enregistrement est presque compositionnel : il se considérait comme un créateur et non pas comme un artiste qui reprenait constamment des morceaux devant différents publics. Il estimait presque qu'il créait une nouvelle composition à partir d'une composition originale d'un artiste dans laquelle il exprimait sa vision personnelle, comme s'il créait une deuxième couche sur la première, la composition. Il utilisait sa propre interprétation pour créer une nouvelle œuvre d'une valeur impérissable, faite de manière personnelle et qui représentait uniquement sa vision. Puis, il passait à un autre projet. Il avait donc presque une vision compositionnelle du travail de représentation.

    GM : Est-ce principalement pour cela que les gens trouvent Gould aussi fascinant? Y a-t-il d'autres aspects qui feront en sorte que les gens seront attirés par le travail de Gould?

    KB : Eh bien, Gould figurera toujours parmi les plus grands pianistes. En plus de cela, ses œuvres seront toujours aussi uniques en leur genre. Et bien sûr, les gens seront certainement toujours attirés par sa personnalité excentrique. Plusieurs trouvent que Gould est un personnage sympathique, et avec raison.

    GM : (Rit)

    KB : Je pense aussi qu'il y a le fait que Gould avait une sorte de vision des choses qui allait bien au-delà de l'interprétation au piano ou même de l'interprétation en tant que telle. Vous savez, tout ce qu'il jouait au piano semblait s'inscrire dans une vaste vision de la vie, dans un code d'éthique, dans une sorte de façon de comprendre la vie, qui était très cohérente de bien des manières. Chaque aspect de son travail semblait cohérent. Sa vision de la vie, de l'éthique, de la société et de la politique, sa personnalité, son tempérament, ses compositeurs favoris, sa manière de jouer du piano, le genre de musique qu'il aimait et n'aimait pas… tout s'imbrique de manière à suggérer une sorte de vision des choses. Je pense que les gens sont attirés également par cela : ce n'est pas simplement un homme qui joue du piano ou les sonates de Mozart, mais il s'agit plutôt là d'un homme qui exprime une vision des choses. Évidemment, toute personne qui fait de la musique exprime une vision des choses, mais dans le cas particulier de Gould, tout était réfléchi et calculé. Il en avait déjà parlé dans des entrevues et des articles, entre autres. Cette sorte de vision élargie qu'avait Gould lui permettait de donner une plus grande portée à ses œuvres. Il ne s'agit pas seulement de mon opinion; j'ai pu entendre que beaucoup d'autres personnes ainsi que beaucoup d'admirateurs de Gould qui se sentent captivés par son jeu au piano pensaient de même. Ses admirateurs décident de se consacrer à l'écoute de ses œuvres parce qu'ils se sentent attirés par la vision élargie qu'il a et qui est, finalement, une vision de la vie. On a l'impression que Gould n'était pas le genre d'artiste à passer sa vie entière assis, à répéter ses trilles. Je pense que le fait qu'il avait une habileté innée au piano était un avantage, même s'il ne voulait pas vraiment devenir une sorte de « machine du piano » et ainsi demeurer éternellement à son clavier. Disons qu'il avait vraiment de plus grandes ambitions et qu'il considérait son jeu au piano comme étant le reflet de sa vision élargie. Donc, quand il jouait au piano, il ne faisait pas que jouer un morceau, mais il dissertait aussi, d'une certaine façon, sur sa vision de la vie, de la philosophie, etc. C'était réellement sa façon de penser, et c'était clair dans ses discours et ses écrits. Il ne se voyait pas seulement comme un artiste qui jouait des morceaux. C'est sûrement pour cela, entre autres, que ses interprétations étaient aussi personnelles. Gould n'était pas un de ces artistes qui désirent seulement refléter la vision d'un compositeur; son but était fondamentalement « romantique ». Quand il jouait, il voulait qu'on entende ce qu'il avait à dire. Et c'était une des choses auxquelles les critiques et les musiciens, entre autres, s'opposaient vivement. Ils condamnaient son travail en disant que lorsqu'il jouait du Bach, on n'entendait pas la musique de Bach, mais bien l'interprétation que Glenn Gould faisait de la musique de Bach. Justement, cela était son but premier. Pour lui, c'était la seule raison de jouer un morceau. Il jouait un morceau parce qu'il voulait nous exprimer ce qu'il pensait de celui-ci. Autrement, jouer de la musique était inutile. Aussi bien carrément lire les partitions ou écouter un des cent enregistrements d'une composition qui existent déjà.

    GM : C'était là ma prochaine question. Pourquoi les gens critiquaient-ils tant sa démarche artistique? Nous savons que ses interprétations suscitaient des opinions très divergentes.

    KB : En effet. Et il faut mentionner que vu sous cet angle, ou alors d'un point de vue critique, on réalise que l'époque dans laquelle il vivait était la pire qui soit pour adopter une telle démarche artistique en musique. Au milieu du XXe siècle, soit à l'époque où Gould commençait à jouir d'une certaine popularité, la démarche artistique en musique dite « hautement moderniste » en était à son point culminant; le respect de la partition du compositeur était au cœur de cette démarche. Vous savez, à cette époque, on disait aux gens qui apprenaient à jouer du piano de respecter la partition du compositeur, sans rien y ajouter ni rien y changer. Une sorte de démarche qu'on pourrait appeler « littéraliste » dominait l'industrie de la musique, et la manière dont les artistes jouaient quelques générations auparavant était mal vue. À cette époque, l'idée d'utiliser la partition d'un compositeur comme tremplin pour l'expression de sa personnalité et de ses idées n'était plus que relique d'un passé dépassé.

    GM : (Rit)

    KB : Donc, quand Gould est venu tout remettre en question, les gens de son époque ont simplement trouvé sa démarche artistique scandaleuse, choquante et même contraire à l'éthique. C'était incroyable, on pensait que les artistes avaient l'obligation morale de ne jouer que les notes des partitions des compositeurs.

    C'est donc à partir de la Seconde Guerre mondiale que cette démarche « littéraliste » en musique est florissante, et c'est à cette époque que la carrière musicale de Gould commence. On n'associe pas vraiment Gould à la musique romantique, mais d'une certaine façon, son style prend racine dans le romantisme des interprètes d'autrefois, qui est le mouvement en musique au sein duquel les artistes laissaient réellement transparaître leur personnalité dans leurs interprétations.

    Lorsqu'il parlait de ses artistes préférés, il ne mentionnait jamais ceux ou celles dont la démarche artistique était sévère, objective, rigide et « littéraliste ». Il parlait toujours d'artistes des générations précédentes, comme Stokowski et Furtwängler, ainsi que de tous ces autres artistes qui, au milieu du XXe siècle, étaient en quelque sorte dénigrés. Les interprétations des débuts de l'enregistrement étaient souvent folles et délirantes. Des années 1900 aux années 1920, des pianistes qui ont grandi au XIXe siècle enregistraient des morceaux qui étaient incroyablement personnels. Dès le milieu du XXe siècle, ce style de jeu était déjà discrédité et tous les anciens enregistrements de ce même style étaient considérés comme des reliques du passé dépassé, sans importance pour l'apprentissage d'aucun artiste moderne.

    Quand Gould est apparu avec son style totalement personnel et, aux dires de certains, sa démarche artistique insultante en musique, un grand nombre de personnes se sont senties déstabilisées, ce qui est moins le cas aujourd'hui, car la vision folle « hautement moderniste » et « littéraliste » du XXe siècle est moins présente aujourd'hui. Aujourd'hui, les gens sont plus réceptifs aux œuvres d'artistes comme Gould qu'ils ne l'étaient durant les années de gloire du musicien.

    GM : Cela a-t-il nui à ses occasions de collaboration? Des gens ont-ils refusé de travailler avec Gould à cause de sa démarche?

    KB : Eh bien, sa démarche faisait grincer des dents certaines personnes. Quelques chefs d'orchestre semblaient ne pas s'entendre avec lui. Gould n'aimait surtout pas les chefs d'orchestre très sévères, le genre à être des tyrans. Il n'a jamais joué avec l'orchestre symphonique de Chicago, par exemple…

    GM : Oh!

    KB : Je pense que c'est parce que le chef d'orchestre était Fritz Reiner; c'était le genre de chef d'orchestre qui exigeait énormément de discipline et que, d'instinct, Gould n'aimait tout simplement pas. Il ne s'entendait pas avec George Szell, par exemple; ils n'ont joué ensemble qu'une seule fois.

    Mais, vous savez, au début, pendant que je rédigeais ma biographie de Gould, j'avais l'impression que toute sa carrière avait été marquée par un torrent de critiques négatives et d'hostilités à son égard. Il existait même une sorte de légende à ce sujet. Mais si on écoutait vraiment ce que les autres musiciens disaient à son propos, et si on lisait les critiques et les autres écrits le concernant, on réalisait cependant qu'il n'y avait pas autant d'hostilité qu'on aurait pu le penser à l'égard de Glenn Gould. Ce qui est remarquable, c'est que, contre toute attente, beaucoup de musiciens, y compris ceux de générations musicales précédentes, étaient incroyablement impressionnés par son travail et non pas offensés ou déstabilisés, ne sachant pas trop quoi en penser. Des personnages de la musique très respectés d'autres générations, comme Bruno Walter et Stokowski, étaient tout simplement émerveillés du travail de Gould. Bruno Walter pensait de Gould qu'il était un génie, même s'il n'appréciait pas sa façon de jouer. N'est-ce pas là une déclaration remarquable?

    GM : Les musiciens reconnaissaient-ils aussi le caractère avant-gardiste non seulement de sa méthode d'enregistrement de morceaux de musique réinterprétés, mais aussi, plus tard, ce qui lui a en quelque sorte valu le titre de visionnaire, la manipulation des sons en studio?

    KB : Tout à fait. Gould était un des rares grands artistes de la musique classique à considérer l'enregistrement comme étant une forme d'expression artistique proprement dite plutôt qu'une simple façon, pour un artiste, de documenter ses idées par rapport à un morceau et de se créer un public pour ses concerts. Par rapport à la musique populaire ou à la musique rock, il est important de mentionner que les principes de philosophie et de techniques d'enregistrement qu'il défendait n'étaient pas considérés comme étant extravagants à son époque. Par contre, du point de vue de la musique classique, ils étaient perçus comme étant scandaleux, et très franchement, un demi-siècle plus tard, cela n'a pas changé. Peu d'artistes classiques pensent que l'enregistrement est une forme d'expression artistique à part entière.

    Dans l'ensemble, les artistes classiques sont des artistes de scène qui pensent que l'enregistrement est une façon de consigner leurs idées à propos d'un morceau et non une forme d'expression artistique à part entière. Le conservatisme de l'artiste classique typique est assez surprenant et n'a guère changé depuis l'époque de Gould. C'est pour cela que 30 ans plus tard, à l'ère du numérique, on qualifie encore Gould de visionnaire puisque personne ne partage vraiment ses idées sur l'enregistrement. Il est très rare que des artistes arrêtent de jouer en concert pour se consacrer à l'enregistrement. C'est simple : ce n'est pas lucratif.

    (Rit)

    C'était vrai aussi à l'époque de Gould. Il était un des seuls artistes à le faire. Sa situation financière s'est indiscutablement détériorée quand il a arrêté de donner des concerts. Parfois, les artistes arrêtent de donner des concerts, car ils sont malades ou âgés, mais il a toujours été extrêmement rare que des artistes décident de se consacrer exclusivement à l'enregistrement de manière volontaire.

    GM : Est-ce peut-être parce que les morceaux de musique classique, jusqu'au XXe siècle, étaient composées dans le but d'être jouées sur scène?

    KB : À vrai dire, il y a eu moins de morceaux de musique classique composés pour être joués sur scène qu'on pourrait le croire. Par exemple, certains artistes font le tour du monde pour interpréter Le clavier bien tempéré de Bach, sans que cela ne puisse jamais être considéré comme étant de la musique de concert. Ce morceau de Bach n'a pas été composé afin qu'il soit joué devant un public, peu importe la taille du public ou le lieu dans lequel le morceau est joué. Les sonates de Mozart n'étaient pas non plus de la musique de concert, car elles étaient destinées à être jouées localement. À l'époque de Beethoven, celui-ci ne jouait pas en concert ses sonates pour piano. Même Chopin, vous savez, n'aimait pas jouer dans les grandes salles pleines de spectateurs; il jouait plutôt dans les petites salles pour un auditoire invité. Le nombre de morceaux qui ont été composés dans le but d'être joués dans de grandes salles pleines de spectateurs est plutôt faible, et les prestations de ces morceaux se limitent à une brève période de l'histoire.

    Il s'agissait là d'un des arguments de Gould quand il plaidait en faveur de l'enregistrement de musiques classiques plutôt que de l'interprétation de celles-ci sur scène. Selon lui, beaucoup de pianistes ne faisaient que donner des concerts dans de grosses salles pour y interpréter des morceaux qui n'étaient pas du tout destinés à être jouées sur scène. La musique s'en trouvait alors dénaturée.

    D'une certaine façon, Gould avait raison. Je me souviens d'avoir lu qu'il avait joué les Variations de Goldberg une fois dans un stade qui pouvait accueillir environ 7 000 spectateurs.

    GM : Mon Dieu!

    KB : Et je pense que tous les billets avaient été vendus.

    GM : (Rit)

    KB : Je ne peux pas m'imaginer aucun artiste jouer du Bach dans un stade devant 7 000 spectateurs.

    GM : Le son devait être caverneux.

    KB : Je n'en ai aucune idée. Mais vous savez, Gould pouvait très bien le faire parce que tout le monde trouvait sa prestation en concert fantastique. Ce n'est pas comme s'il n'était pas capable de donner des concerts, mais je crois qu'il avait raison de penser que c'était une façon absurde d'écouter de la musique classique qui n'avait pas été composée pour être interprétée sur scène ou devant un auditoire. Cette musique avait été composée pour que ce soit nous qui la jouions sur notre clavecin.

    (Rit)

    GM : De quelle manière le travail de Glenn Gould a-t-il contribué à la musique d'aujourd'hui? Je pense à son influence sur la musique électronique ou l'instrumentalisation actuelle de l'enregistrement studio.

    KB : Il est curieux de remarquer à quel point tout le monde parle de son influence en tant qu'artiste d'enregistrement studio alors que dans son milieu, le monde de la musique classique, son influence s'est fait très peu ressentir, car, encore une fois, le conservatisme des artistes les plus classiques est tel que ceux-ci ne peuvent considérer l'enregistrement comme étant une forme d'expression artistique à part entière. Ils se considèrent d'abord et avant tout comme étant des artistes de scène qui se servent de l'enregistrement studio pour faire avancer leur carrière et consigner leurs prestations, et non pas pour réaliser toutes sortes de projets qui ne peuvent prendre forme qu'en studio. Les gens parlent encore de Gould comme étant un visionnaire à cause de ces idées-là qu'il avait. Quand il parlait, dans les années 1960, d'un public qui remixe chez lui la musique, qui crée ses propres enregistrements à l'aide de différentes prises de vue, qui monte un de ces équipements d'enregistrement, on aurait dit qu'il décrivait un futur lointain. De nos jours, on dirait toujours qu'il décrit le futur, parce que seuls les gens dans d'autres genres s'adonnent à ce genre de manipulation. Les passionnés de musique pop et de cinéma le font. Certains créent leur propre réédition numérique de leur épisode préféré de La Guerre des étoiles en prenant soin d'enlever des scènes les personnages qu'ils n'aiment pas. Mais personne ne fait cela dans le monde de la musique classique, qui semble pris pour toujours dans le paradigme de la prestation sur scène.

    J'admets que la technologie a beaucoup évolué : toute la sophistication technologique mise à profit permet de réaliser des enregistrements de morceaux classiques dont le son est merveilleux et qui sont d'une grande précision. Mais très peu d'artistes utilisent la technologie comme Gould le faisait, par exemple en jouant avec les sons ou en créant une toute nouvelle interprétation de leur morceau en « postproduction », de la même façon qu'un cinéaste visionne son film après tournage pour réaliser qu'il est tout à fait différent de l'idée qu'il s'en faisait initialement. Souvent, dans l'histoire du cinéma, des cinéastes tournaient un film, passaient en postproduction et réalisaient qu'au fur et à mesure qu'ils modifiaient, enlevaient ou incluaient des choses, leur film devenait de plus en plus différent. C'est exactement ce que Gould faisait dans la salle d'édition : il découvrait plusieurs nouvelles possibilités d'interprétation pour une œuvre. Peu d'artistes de musique classique d'aujourd'hui considèrent l'enregistrement de cette façon, probablement parce qu'en général, les artistes consacrent beaucoup de temps à donner des concerts et que la prestation sur scène demeure pour eux la seule façon d'être populaires, de se forger un nom dans l'industrie de la musique, d'y faire sa carrière et de se faire de l'argent.

    GM : Ce qui nous amène à ce qu'a dit Nicolas Godin, du groupe de musique électro-pop Air. Godin a récemment sorti un album, dont les chansons sont influencées par les interprétations des œuvres de Bach faites par Gould, et a affirmé que Gould était le meilleur des deux mondes, qu'il avait l'énergie des musiciens rock and roll et le savoir des musiciens classiques. Cela est plutôt vrai si on pense à vos propos au sujet des innovations de Gould en studio.

    KB : Exactement! Les innovations que Gould a créées n'étaient, à bien des égards, que des innovations du fait qu'il les avait introduites dans le monde de la musique classique. Les morceaux enregistrés dans les années 1960 par les Beatles étaient beaucoup plus engagés et choquants que ceux de Gould. Mais du point de vue des normes classiques, tout arrangement et tout jeu créatif en studio étaient scandaleux. En fait, dans la musique classique, ce sont les idées de morale qui priment parce que pour cette industrie, les techniques d'enregistrement ont toujours constitué de la tromperie. Un musicien est donc censé s'asseoir et jouer un morceau du début à la fin; toute autre chose est considérée comme étant de la triche. Et vous savez, comme Gould aimait le mentionner, ces idées dénaturent la forme d'expression artistique en tant que telle. C'est comme si un film était tourné du début à la fin, sans coupures; cela n'a aucun sens. On ne peut tourner un film de la même manière qu'on monte une pièce de théâtre, qui est jouée en temps réel; les deux formes d'expression artistique sont différentes.

    Très peu de musiciens classiques ont pu reconnaître l'intégrité de l'enregistrement comme expression artistique en soi. Les musiciens classiques travaillent toujours dans l'esprit du paradigme de la prestation sur scène. La manière de travailler de Gould se rapprochait donc davantage de celle des musiciens pop de son époque. Il détestait la musique pop – mettons cela au clair. Donc, je ne sais pas s'il aurait voulu écouter un des différents mixages de style rock qui existent de ses enregistrements de morceaux de Bach. Moi-même, je ne peux en écouter plus de cinq secondes. Mais je ne pense pas qu'il se serait opposé à l'idée en tant que telle, soit celle de pondre quelque chose de nouveau et de créatif à partir de l'œuvre d'un artiste, car c'est justement ce qu'il faisait, même en tant que pianiste. Parfois, il interprétait un morceau d'une manière tellement créative que c'était comme s'il la composait à nouveau.

    GM : Dans le cadre de vos recherches, avez-vous pu recueillir beaucoup d'informations pertinentes dans les collections de Bibliothèques et Archives Canada? À quel point nos collections vous ont-elles servi à brosser un portrait de l'univers de Gould et de ses contemporains?

    KB : Les collections de Bibliothèques et Archives Canada sont absolument indispensables à tout écrit portant sur Gould. La succession de Gould a entrepris un travail fantastique à sa mort en maintenant cette collection intacte. J'imagine qu'elle aurait pu faire fortune si elle avait mis la collection aux enchères et l'avait vendue à part entière à des collectionneurs partout dans le monde. En conservant et en entreposant ces témoignages de la vie de Gould après sa mort, sa succession a accompli une tâche tout simplement incroyable, qui a permis de s'assurer que 90 % des informations essentielles à toute étude portant sur la vie et le travail de Gould sont conservées et entreposées en un seul et même endroit, pour toujours. Gould ne jetait rien : il gardait tous les nombreux enregistrements de ses concerts et ses diffusions, les programmes de concert, les critiques, des copies de ses travaux, tous les brouillons de ses travaux, et des copies de tout ce qui concernait ses travaux, tous ses calepins confidentiels, toutes les lettres qu'il envoyait et recevait, des livres et des disques, et toutes ses factures de téléphone et ses reçus de prescriptions. Bref, il gardait tout. Et cela est étrange, de la part d'une personne aussi réservée. Il aurait été horrifié de voir quelqu'un comme moi fouiller dans ses papiers personnels et écrire à leur sujet. Gould gardait vraiment tout, et sa succession a tout gardé et tout entreposé à Bibliothèques et Archives Canada. Cette collection est indispensable; j'y ai obtenu la majeure partie des informations nécessaires à ma biographie sur Gould. À part certaines informations qui n'étaient pas consignées dans la collection, que j'ai dû trouver en fouillant dans d'autres sources… car il y avait quand même des lacunes : par exemple, Gould ne gardait pas absolument tous les programmes de concert qu'il donnait, pour une raison ou une autre. J'en suis très conscient, car après avoir écrit la biographie de Gould, j'ai écrit la biographie d'un pianiste peu connu à la carrière instable dont les traces s'étaient perdues pendant de nombreuses années. Pour ce faire, j'ai dû avancer à très petits pas et entreprendre un travail pénible de plusieurs années dans le but d'obtenir des bribes d'informations de plusieurs sources éparpillées dans le monde entier. À l'inverse, grâce à la collection de Bibliothèques et Archives Canada, n'importe quelle personne qui entreprend des recherches sur Gould peut obtenir facilement en un seul et même endroit presque tous les renseignements qui lui sont nécessaires sur chaque aspect aussi bien de la vie privée de l'artiste que de ses œuvres.

    GM : J'allais vous demander si la présence dans le fonds d'archives Glenn Gould de tous ces renseignements concernant, par exemple, les factures de téléphone de Gould ainsi que tous ces autres fragments d'informations, alourdissait parfois votre recherche. Mais je constate à quel point cette abondance de renseignements a dû vous manquer lorsque vous avez entrepris le projet suivant.

    KB : Toute personnalité publique, même si elle n'a vécu que 50 ans, comme ce fut le cas de Glenn Gould, aura accumulé une tonne d'informations la concernant. La question est de savoir si cette tonne d'informations est consignée entièrement en un seul et même endroit ou si elle est dispersée un peu partout et qu'elle nécessite d'être recueillie et rassemblée. Souvent, dans le cadre de son travail, c'est ce que le biographe doit faire. C'est rare de trouver autant d'informations que possible à partir d'une seule et même source… il faut dire qu'il y en avait beaucoup. Je me souviens avoir lu les calepins confidentiels de Gould – vous savez ces calepins de format conventionnel – qu'il gardait en tout temps sur son bureau et dans lesquels il notait ses activités quotidiennes. J'ai lu chacune des pages de ces calepins, et j'admets que cela peut sembler beaucoup, étant donné que cela totalise un nombre incalculable de pages, mais tout ce que j'ai eu à faire, vraiment, c'était de placer une bobine de microfilm de Bibliothèques et Archives Canada dans une machine à microfilm, de faire avancer le microfilm, de le rembobiner après avoir fini de le visionner, et de passer au suivant. Vous savez, oui, c'étaient bien des centaines de pages, mais on ne pourrait s'imaginer de façon plus conviviale de visionner des centaines de pages. Imaginez à quel point j'aurais vécu un cauchemar s'il avait fallu que je localise tous ces calepins, qui se seraient retrouvés un peu partout à travers le monde s'ils avaient été vendus à des collectionneurs après la mort de Gould, et que je recueille et rassemble toutes les informations dont j'avais besoin! Je crois que je n'aurais même pas encore terminé la biographie de Gould à l'heure actuelle.

    GM : Donc, c'était une source d'informations unique et pratique.

    KB : Tout à fait. Les sources comme celles-ci sont tellement pratiques qu'on peut être porté à croire qu'elles sont complètes alors qu'elles ne le sont pas. Par contre, le fait qu'elles soient parfois incomplètes peut rendre les choses encore plus intéressantes. Par exemple, nous connaissons la vie privée de Gould; nous savons qu'il a eu des relations amoureuses avec des femmes au fil des ans, y compris une femme qui avait quitté son mari pour aller vivre à Toronto avec lui quelques années. Les calepins confidentiels de l'artiste n'évoquaient pratiquement pas cette relation, ce qui est très intéressant. Mais évidemment, cela se comprend puisqu'elle vivait chez lui. Ils se parlaient; il n'avait donc pas besoin de lui écrire de lettres. Sa relation à l'âge adulte avec ses parents n'est également presque pas évoquée dans ses calepins, car il pouvait simplement les appeler ou aller les voir, par exemple. Donc, on ne dispose pas de lettres qu'il aurait envoyées à sa mère et on ne dispose que de très peu de lettres adressées à son père, vers la fin de sa vie. Des informations comme celles-ci n'apparaissent logiquement pas dans la collection, mais nous avons la chance d'avoir pu trouver de ses renseignements dans d'autres sources. Pour toute recherche sérieuse au sujet de Gould, la collection de Bibliothèques et Archives Canada demeure la principale source d'informations.

    GM : Donc, Gould ne dévoilait pas tout. Y a-t-il des informations tirées du fonds d'archives qui vous ont surpris, auxquelles vous ne vous attendiez pas?

    KB : Les calepins confidentiels de Gould l'ont montré sous un tout autre jour, l'ont dépeint d'une manière totalement différente de l'idée qu'on se fait de la légende en tant que telle. Dans ces calepins, il existe des documents dans lesquels Gould rédigeait ses confidences. Fait intéressant, en 1980, il a tenu pendant quelques mois un journal intime. Il existe certains documents très confidentiels dans lesquels il faisait état de disputes qui éclataient entre lui et son père qui concernaient le remariage de son père. Certains passages semblent aussi être des notes qu'il avait prises pendant qu'il parlait à son cousin d'affaires familiales. D'autres documents semblent le représenter en train de se préparer à avoir une conversation peu agréable, comme s'il était en train de planifier la manière dont il espérait que la conversation se déroulerait. Il existe énormément de documents de nature médicale dans la collection de Bibliothèques et Archives Canada qui permettent d'affirmer que beaucoup de légendes entourant la santé de Gould étaient exagérées mais que l'artiste était bel et bien hypocondriaque. Dans ses calepins confidentiels, Gould documentait tellement cet aspect et le décrivait d'une manière tellement personnelle qu'il aurait été tout à fait choqué d'apprendre qu'on lisait ses anciennes notes médicales, mais il les a conservées en totalité. Ses calepins font état d'énormément d'aspects confidentiels de sa vie, dont certains sont surprenants.

    GM : Malgré le fait que c'était une personne excessivement réservée de son vivant, nous avons maintenant la chance d'avoir accès à des informations additionnelles sur sa vie privée.

    KB : Oui, nous avons maintenant accès à beaucoup d'informations le concernant, surtout parce qu'il s'est éteint à un aussi jeune âge. Les spécialistes et les admirateurs de son œuvre ont pu profiter de la présence de plusieurs personnes qui le connaissaient personnellement, comme ses amis, ses collègues et des musiciens qui ont travaillé avec lui, pour obtenir une mine d'informations précieuses. Mais ses calepins confidentiels nous ont permis d'avoir accès à des informations le concernant dont peu, ou peut-être même aucune, de ces personnes disposaient. Je ne pense pas qu'il permettait à ses amis de s'asseoir à son bureau et de fouiller dans ses écrits personnels, mais c'est précisément ce que nous faisons maintenant. Donc, je pense qu'il y a des aspects de la vie de Gould tirés de ses écrits les plus personnels dont ses amis les plus proches n'avaient même pas connaissance.

    GM : C'est un privilège d'y avoir accès, non?

    KB : Oui et non. Comme je l'ai dit, Gould aurait été horrifié d'apprendre qu'on lisait ses écrits.

    (Rires)

    GM : Je suis sûre que vous vous êtes juré de garder secrets certains aspects de ses écrits.

    KB : Pendant mes recherches, je trouvais parfois dans ses écrits des propos peu flatteurs qu'il tenait à l'endroit de certains de ses amis et de ses collègues qui sont toujours vivants! (Rires) Je n'en ai inclus aucun dans ma biographie, car je ne voulais embarrasser personne de vivant. Vous savez, il y a de précieux renseignements dans la collection de Bibliothèques et Archives Canada dont même les gens qui connaissaient Gould personnellement ne sont pas au courant.

    GM : Avez-vous réussi à en apprendre davantage sur les projets auxquels il travaillait à sa mort? Il est décédé à 50 ans seulement…

    KB : Oui. Les écrits confidentiels datant des cinq ou dix dernières années de sa vie sont particulièrement intéressants parce qu'on peut y sentir, en les lisant, qu'à l'âge d'environ 45 ans, Gould semble en quelque sorte faire le bilan de sa vie. Il a souvent affirmé qu'il ne prévoyait pas jouer beaucoup de piano après l'âge de 50 ans, et tout ce que j'ai lu dans ses écrits confirme ces affirmations. À sa mort, il avait déjà bien établi des plans pour des enregistrements qu'il réaliserait en tant que chef d'orchestre. Même qu'il avait déjà planifié des dates pour les séances d'enregistrement de deux ouvertures de Beethoven et Mendelssohn et avait déjà engagé l'orchestre qui jouerait les morceaux. Pour cette période, Gould avait peu de plans pour des enregistrements de morceaux pour piano, mais avait des plans très ambitieux pour des projets en tant que chef d'orchestre.

    Dans ses écrits du milieu des années 1970 figure une série de documents où il énumère tous les articles qu'il a écrits au fil des ans, classe ces articles par sujet et en mentionne la longueur. On dirait qu'il l'a fait parce qu'il avait reçu différentes offres, au fil des années, de publication de ses écrits sous forme de livre et qu'il planifiait colliger ses textes pour ensuite commencer à écrire au sujet de sujets qui le passionnaient et sur lesquels il n'avait encore rien écrit et ainsi, peut-être, combler certaines lacunes et réaliser sa première œuvre littéraire. Dans plusieurs projets des dernières années de sa vie, il semble faire le bilan de sa carrière, amener à leur terme certains aspects de sa carrière et passer à d'autres projets. Les descriptions de beaucoup d'enregistrements mentionnées dans ces écrits nous mettent l'eau à la bouche puis nous laissent sur notre faim, parce qu'on se dit « oh, si seulement il avait vécu assez longtemps pour faire tel et tel enregistrement ». Mais il y a aussi beaucoup de contradictions dans ces écrits : Gould parlait de sa retraite et mentionnait ensuite un tas de morceaux pour piano qu'il aimerait enregistrer. Donc, il est difficile de savoir précisément quels projets étaient sérieux et lesquels ne l'étaient pas. Mais il est clair que, même s'il avait vécu plus longtemps, la cinquantaine aurait été une période de transition pour lui : sa carrière en tant que pianiste prenait fin et il commençait à entreprendre de nouveaux projets.

    GM : Comme vous l'avez mentionné, si seulement il avait vécu assez longtemps pour qu'on puisse le voir à la tête d'un orchestre…

    KB : Le simple fait de s'imaginer Gould passer dix ans de plus à enregistrer de la musique symphonique en studio est incroyable parce que d'après les quelques informations dont nous disposons, il est évident que ses idées sur la musique symphonique étaient aussi choquantes que ses idées sur la musique au piano. Nous aurions donc pu écouter des interprétations de symphonies de Beethoven et de Brahms, et de concertos brandebourgeois comme nous n'en avons jamais entendus auparavant.

    GM : Cela met effectivement l'eau à la bouche.

    KB : Oui.

    GM : Après avoir pris en compte tout ce dont nous avons discuté, quels sont, selon vous, les aspects les plus importants de l'héritage que nous lègue Glenn Gould?

    KB : Si Gould n'aimait pas se considérer uniquement comme étant un pianiste, il reste que son ensemble imposant d'enregistrements de morceaux pour piano sera évidemment l'aspect le plus important de son héritage. Je crois que ses morceaux seront toujours écoutés aussi longtemps qu'au moins une personne s'intéressera à la musique classique, puisque les morceaux de Gould sonneront toujours comme de la musique merveilleuse, auront toujours un caractère aussi personnel et constitueront toujours des exemples solides de la représentation de l'enregistrement en tant qu'expression artistique. Je crois aussi que l'idée qui est faite de lui en tant qu'artiste intelligent et réfléchi, pour qui l'art de la prestation n'était qu'un seul aspect d'une philosophie beaucoup plus vaste de la vie, continuera à inspirer beaucoup de gens. Selon moi, ses prestations scandaleuses inspireront les futurs artistes, qui essayeront tant bien que mal de se démarquer dans leurs interprétations du répertoire traditionnel, et même les gens qui n'apprécient pas particulièrement ses prestations. Il ne faut pas oublier qu'avec le temps, le répertoire devient de plus en plus traditionnel et ordinaire, qu'il se fane, s'enracine et s'interprète de plus en plus. Je crois qu'un artiste comme Gould sera toujours une source grandissante d'inspiration, surtout à l'avenir, lorsqu'il faudra qu'un vent de renouveau à caractère personnel souffle sur la manière d'interpréter le répertoire traditionnel, qui sera rendu désespérément ordinaire. Et je crois également que Gould sera toujours une source d'inspiration en ce qui concerne l'enregistrement. C'était un visionnaire, même si ses idées datent maintenant d'il y a un demi-siècle. Le monde du classique devra grandement se réformer avant que les idées de Gould ne soient plus perçues comme étant révolutionnaires. Les œuvres de Gould vivront aussi longtemps qu'au moins une personne s'intéressera à la musique classique.

    GM : Pour en connaître davantage sur les ressources disponibles à Bibliothèques et Archives Canada concernant la vie et l'héritage de Glenn Gould, visitez la page Web de ce balado à l'adresse bac-lac.gc.ca/balados, où vous trouverez plusieurs liens. N'oubliez pas d'aller lire notre billet de blogue L'autre facette de Glenn Gould : réflexions sur l'éternelle renommée du pianiste canadien et l'héritage qu'il laisse à Bibliothèque et Archives Canada (lien externe).

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    Merci d'avoir été des nôtres. Ici Geneviève Morin, votre animatrice. Vous écoutiez « Découvrez Bibliothèque et Archives Canada ‒ votre fenêtre sur l'histoire, la littérature et la culture canadiennes ». Un merci tout spécial à notre invité d'aujourd'hui, Kevin Bazzana. Nous tenons également à remercier la succession de Glenn Gould pour certains des extraits audio que nous avons fait jouer dans cet épisode.

    Pour plus d'informations sur nos balados, ou si vous avez des questions, commentaires ou suggestions, visitez-nous à l'adresse bac-lac.gc.ca/balados.

    Crédits :

    Aria
    Variations Goldberg, BWV 988 (1955) / Jean-Sébastien Bach
    Glenn Gould, piano
    Enregistré les 10, 14, 15 et 16 juin 1955
    Sony Classical 88697147452

    Entrevue avec Andrew Marshall sur les techniques d'enregistrement
    From the Masters, enregistré le 7 mai 1978
    Fonds Glenn Gould. Avec la permission de la succession de Glenn Gould.

    Commentaires de Leonard Bernstein
    Concerto pour piano no 1 en ré mineur, op. 15 / Johannes Brahms
    Glenn Gould, piano
    Leonard Bernstein, chef d'orchestre
    Fonds Glenn Gould. Avec la permission de la succession de Glenn Gould.

    Orca
    Contrepoint / Nicolas Godin
    Because Music, 2015
    Site Web : http://www.nicolasgodin.com/ (lien externe)

    Sonates pour piano (prises refusées)
    Sonate no 62 en mi bémol majeur / Franz Josef Haydn
    Glenn Gould, piano
    Enregistré le 24 février 1981
    Fonds Glenn Gould. Avec la permission de la succession de Glenn Gould.

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